29 – PAR LA FENÊTRE

— Quel brave garçon ! On peut vraiment compter sur lui en tout et pour tout. Il ne se formalise d’aucune plaisanterie... On le trouve toujours prêt aux pires aventures... Ah ! une amitié comme la sienne est rare et précieuse...

Fandor venait de quitter Juve, et le policier ne pouvait s’empêcher d’être étrangement ému en songeant au dévouement que lui manifestait le journaliste.

— Car enfin, pensait-il, si Fandor est toujours disposé à se mêler à toutes ces intrigues policières, à risquer le tout pour le tout, à s’exposer aux pires calamités, c’est sans doute pour que La Capitale soit le mieux informé de tous les journaux du monde, mais c’est bien aussi, j’imagine, parce qu’il ne veut pas que moi, Juve, je sois seul à courir après Fantômas.

Juve venait de s’accouder dans son fauteuil, son regard se portait machinalement vers la maison où demeurait Joséphine :

— Dire que si je pouvais savoir exactement ce qui se passe en face, je serais entièrement rassuré !... oui, mais comment m’y prendre ?

Juve s’était armé de sa lorgnette, il la braquait dans le sens de la Porte Maillot, et de la sorte, comme il l’avait expliqué à Fandor, ne perdait pas un détail – il faisait encore assez jour pour cela – des gestes de Joséphine, dans l’appartement situé en face de lui.

Juve soudain tressaillit dans son fauteuil :

— Ah ! ah ! on a sonné certainement, elle quitte la chambre et va, si le plan que j’ai de son appartement est exact, dans la direction de la porte d’entrée...

Une minute passa. Dans les pièces de façade, Juve ne voyait plus personne : il ne s’était à coup sûr pas trompé, Joséphine, en effet, devait recevoir un visiteur.

Des minutes passèrent. Un nuage déversait une pluie torrentielle. Quand Juve reprit ses observations il ne put retenir une exclamation de surprise terrifiée.

« Bon sang ! Ah ! si seulement il pouvait se retourner !... cette sacrée pluie m’empêche de voir exactement... pourtant la taille de cet individu, ses gestes, oui ! oui !... et puis la façon dont Joséphine lui parle... rien que cela dissiperait mes soupçons... je ne peux pas douter... ah ! l’animal ! mais il ne se retournera donc pas !... tiens il a posé une valise sur la chaise, il doit y avoir des initiales, mais je ne peux pas les lire... partirait-il donc en voyage ?... tout de même si je m’attendais à le voir, lui, chez Joséphine ! cela dépasse toutes les limites... c’est invraisemblable... le Loupart ça ne m’aurait pas étonné, mais lui !... lui !...

C’est bien lui ! c’est Chaleck ! Mais Joséphine a l’air de le connaître parfaitement... mon Dieu !... mon Dieu !... que faire ?... »

Juve soudain abandonna son observatoire. Son fauteuil vigoureusement poussé roula au fond de l’appartement, Juve saisit son appareil téléphonique.

— Allô ! passez-moi la Préfecture,... oui mademoiselle... allô... allô... la Préfecture ? C’est Juve qui parle... Envoyez-moi immédiatement les agents Léon et Michel, au numéro 33 ter du boulevard Pereire Sud. Pas d’autres instructions à leur donner que d’attendre à la porte de l’immeuble et d’arrêter, dès qu’ils les verront sortir les personnages que je leur ai désignés pour les filatures en cours sous les numéros 14 et 15... c’est compris ?

Juve raccrocha, et revint à son poste d’observation et du bout de sa lorgnette continuait à surveiller ce qui se passait chez Joséphine.

— Oh ! oh ! ils semblent bien animés tous les deux, la conversation doit être grave, que peuvent-ils bien se dire ? Et Léon et Michel qui n’arrivent pas !... Au fait je suis injuste... il faut bien que je leur laisse le temps matériel de venir de la Préfecture ici... ah ! nom d’un chien, voilà ce que je craignais... Chaleck s’en va...

Juve hésita une seconde. Descendre ? dégringoler son escalier, se précipiter boulevard Pereire et tâcher d’appréhender le bandit ?... Impossible !... Chaleck aurait mille fois pour une le temps de disparaître !...

Mais Juve se rassurait.

— Heureusement il a laissé sa valise... Il reviendra par conséquent... Oui il a laissé sa valise et même, si je ne me trompe, cette canne qui traîne sur une chaise !...

Impuissant, ne pouvant rien faire, Juve assista à la sortie de Chaleck qui bientôt apparut au bas de la maison de Joséphine. Il s’éloigna à grands pas... Du regard Juve le suivit, angoissé...

Retrouverait-il jamais si belle occasion de se saisir du bandit, ne venait-il pas de perdre tout espoir de l’arrêter ?...

— Évidemment il va revenir, pensait Juve sans cela il n’aurait pas laissé là ses affaires... Non, il ne faut pas que je me désespère ! Je pincerai mon Chaleck, sinon aujourd’hui, du moins demain, dans quelques jours au plus tard...

Juve allait abandonner son poste d’observation lorsqu’il vit Joséphine lever la tête dans le geste naturel à une personne qui écoute... qui cherche à se rendre compte d’un bruit indéfinissable et mystérieux...

— Qu’est-ce qui se passe ?

Juve réfléchissait.

— Évidemment, elle entend quelque chose... Elle ne peut pourtant pas guetter déjà le retour de Chaleck...

Juve venait de voir que Joséphine avait soudain, d’un seul bond, bondi vers la fenêtre de la pièce dans laquelle elle se tenait.

La jeune femme regardait fixement devant elle, les bras tendus en avant, dans un geste d’horreur... elle semblait au comble de l’effroi, on ne pouvait se tromper à sa mimique, Joséphine était terrifiée, haletante, tremblait de tous ses membres.

Après être restée quelques minutes immobiles, le dos à la fenêtre, titubante, Joséphine venait, dans un geste de terreur, d’enjamber la barre d’appui de sa croisée.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que se passe-t-il ? Ah ! la malheureuse !...

Joséphine, poussant un hurlement désespéré, venait de lâcher la barre d’appui, de se précipiter dans le vide. Juve vit le corps de la jeune femme tournoyer dans l’air, entendit le bruit mat et sourd qu’il faisait en s’écrasant contre le sol...

Juve, hors de lui, perdant la tête, s’était élancé vers la porte de son appartement, il descendit quatre à quatre ses étages, passait, courant à perdre haleine devant la loge de sa concierge qui pensa s’évanouir en voyant l’allure désordonnée de son locataire jusqu’alors paralytique... Juve tourna le boulevard Pereire, s’élança au long du chemin de fer et haletant, parvint auprès de la malheureuse Joséphine... Au bruit de la chute, aux cris qu’elle avait poussés, des gens s’étaient mis au fenêtres, des passants s’étaient retournés. Quand Juve arriva il y avait déjà cercle... Le policier écartait brusquement ceux qui l’empêchaient de voir, s’agenouilla près du corps, posa son oreille sur la poitrine : Morte ?... non !... Un faible gémissement, une sorte de râle s’échappait des lèvres de la pauvre blessée... Juve comprit que par une chance insensée, Joséphine au cours de sa chute avait heurté les branches extrêmes d’un des platanes plantés au long du boulevard. Cette rencontre avait un peu amorti le choc, Joséphine avait dû tomber presque debout sur le trottoir, ses jambes étaient brisées affreusement, l’un de ses bras pendait inerte... mais elle respirait encore...

— Vite... ordonna Juve, un fiacre... qu’on la transporte à l’hôpital…, il le faut... vite !... vite !...